Sur les sentiers des
Carpates
Cheminement d'une famille au pas des ânes au cur de la
Roumanie
|
|
Pour faire connaissance avec la famille Robineau
Maryvonne et Bruno Robineau ont parcouru
le monde pendant huit ans, sac au dos, échangeant leur
travail contre gîte et couvert, s'associant au labeur des
paysans, partageant leur intimité. L'aventure voyageuse
continue en famille maintenant, avec leurs deux jeunes enfants,
Vincent et Sarah. Cheminant de traverse dans le rythme effréné
de la vie, ils ont choisi d'aborder un petit coin de Roumanie
à vitesse d'homme, au rythme de la marche, accompagnés
de deux ânes, porteurs des bagages et des enfants.
Le Maramure ?, c'est un petit bout de Roumanie
où l'hospitalité est un miracle quotidiennement
renouvelé. Un pays à horizon d'homme, souvent oublié
des puissants de ce monde mais jamais des dieux, un espace absolument
unique en Europe par la force de ses traditions et qui nous invite
à entrer dans un autre univers. Bruno et Maryvonne nous
content cette âme maramuresane qui les a tant éblouis.
Pour aborder les villages nichés
dans les replis des collines, ils se sont mis au pas de Vera
et Doina, leurs deux petits ânes, pour goûter le
temps qui passe et faire provision de trouvailles au fil du chemin.
Pour vivre une aventure en famille, avec l'effort et le plaisir
partagés, les émotions magnifiées
|
l'accueil en Roumanie, un miracle
quotidien |
Le grand amour d'une petite fille |
pompons rouges pour les chevaux |
des ânes et des enfants :
un passeport extraordinaire  |
La famille Robineau |
mariage villageois |
Randonnée dans un pays de
collines |
Jour de procession |
Vue aérienne d'un âne
au travail |
Scène de la vie villageoise
 |
Nous faisons connaissance avec Vera
et Doina
C'est aujourd'hui le grand jour : nos
petits bourricots arrivent ! C'est après avoir pris
la décision de randonner avec des ânes en Maramure
? que nous avions découvert qu'il n'y avait pas d'âne
dans cette région ! Nos contacts nous avaient amenés
jusqu'à Jean-Michel Corbet, un Français ayant monté
une agence de voyages à Târgu Mure? et grand amoureux
du Maramure?. Il avait été séduit par notre
projet et avait réussi à louer pour nous, deux
ânes appartenant à un berger qui acceptait de s'en
séparer pour quelques mois. Jean-Michel vient nous les
amener cet après-midi au village de Calinesti
Nous allons de suite faire connaissance avec nos montures que
Jean-Michel a placées en sécurité chez la
famille Tama ?. Ce sont deux petites ânesses brunes. Vera
paraît très calme mais Doina qu'on reconnaît
à sa tête plus effilée, semble beaucoup plus
nerveuse et rétive. Voyageant dans une remorque trop petite,
elles ont effectué tout le trajet, coincées contre
le rebord arrière, et elles ont l'arrière-train
à vif, le poil arraché, la peau suintante et la
jointure des pattes arrière également abîmée.
La blessure doit être douloureuse et la cicatrisation risque
d'être longue. Quant aux bâts, c'est une catastrophe.
L'un est correct mais n'a aucune sangle ; l'autre, fait
de pièces de bois et de ferraille assemblées à
la va-vite, est inutilisable. Des ânes blessés,
pas de bât, ni cordes, ni licols : l'aventure démarre
sous les meilleurs auspices ! Le lendemain matin, le vétérinaire
déclare au vu des dégâts, qu'il viendra les
soigner tous les jours et qu'il faudra sans doute attendre une
bonne semaine avant de pouvoir les bâter. Faudrait-il encore
avoir des bâts !
Le bourrelier du village voisin pourrait peut-être nous
tirer d'affaire. Vasile, c'est son nom, regarde avec suspicion
le matériel que nous avons reçu hier. Des bâts
pour ânes ? Inconnu dans la région. Oui, il
pourrait sans doute en faire un. Oh, et puis non, il ne sait
pas trop, il hésite. Mais il connaît quelqu'un qui
en a peut-être ; c'est au village suivant, à
Budesti.
Là, la femme contactée se montre méfiante.
Bâter des ânes ? Quelle idée ! Après
une longue discussion, elle se décide à sortir
un bât de cheval. Trop grand pour un âne. Puis un
autre. Encore trop grand. Elle fait des allers-retours vers la
maison pour nous sortir ses trésors au compte-gouttes.
En voilà un troisième. Mais c'est une merveille,
un beau petit bât de bois, avec un dossier. Peut-être
un peu grand pour nos ânes, et à regarder de plus
près, il est cassé. Mais on peut sans doute arranger
cela. Peut-on aller l'essayer sur le dos de nos petites bêtes
et puis on lui dira ce qu'on en pense ? Ah non, il n'en
est pas question ! De l'argent, d'abord. Combien ?
Elle nous réclame en Lei l'équivalent de 120 ¤.
Cent vingt euros pour ces bouts de bois cassés !
Elle a perdu la tête ou elle a entrevu soudain la possibilité
de faire fortune en plumant facilement ces étrangers.
La discussion s'engage via Ileana pour baisser à 60 euros,
puis 40, puis 30. Alors qu'elle est retournée un instant
vers la maison, Vasile murmure que cette camelote ne vaut pas
plus de six euros. La discussion a bien sûr attiré
quelques voisins qui s'interposent, questionnent. Et chacun d'énoncer
son opinion sur le bât et son prix.
RETOUR
|
Un fier équipage
Non sans mal, nous avons réuni l'équipement
nécessaire et Vera et Doina sont à peu près
guéries : la randonnée peut enfin commencer.
Pour notre première étape, nous nous dirigeons
vers le village de Sârbi.
Sârbi est un de ces villages typiques
du Maramures, de ceux qui nous avaient tant éblouis dans
le livre ancien : maisons de bois, clochers pointus, enclos tissés
de branches entrelacées ou palissades, somptueux portails
sculptés. Le village n'a ni place ni centre ; c'est
une rue qui s'étire sur des kilomètres, serpentant
le long de la rivière Cosau, avec ses deux églises
qui se tiennent en vigile sur la colline, leur clocher égratignant
le ciel. Derrière les palissades, se cachent d'anciennes
maisons de bois avec leurs galeries couvertes courant sur la
façade et leurs toits de bardeaux. Enclos, murs, toits,
tout était en bois. Car la forêt est là,
toute proche. La forêt, on la connaît depuis des
générations : choisir les arbres, les couper
au meilleur moment, les faire sécher, cela se transmet
d'homme en homme, de siècle en siècle. Le génie
bâtisseur du paysan grave à sa manière, dans
son habitat, sa profonde spiritualité et sa vie tout entière.
Modestes ou somptueux, les portails marquent la limite entre
l'intimité du logis et le monde extérieur et à
l'origine, ils étaient là pour mettre la maisonnée
sous la protection des forces divines. Pour en faire des portes
de lumières, les artisans les sculptent en une étrange
dentelle où voisinent les symboles chrétiens et
les anciens rites païens du culte du soleil.
Nous remontons peu à peu la vallée
jusqu'au village suivant. Tout au long du chemin quand quelqu'un
aperçoit notre équipage, il ameute les voisins.
" Mgarul, mgarul ! Un âne ! "
Et les gamins d'accourir, les femmes d'arrêter leur travail
de fenaison pour regarder passer l'étrange équipage
dont -il faut bien le dire- nous sommes plutôt fiers. La
famille Robineau a belle allure avec ses deux petits ânes
bâtés de superbes sacoches bleues et ses deux enfants,
l'une qui admire le paysage depuis le dos de son papa, et l'autre
qui trotte allègrement, fier comme Artaban de guider un
âne par la bride. Dix fois, vingt fois, trente fois dans
la journée, on nous pose les mêmes questions :
" Où allez-vous ? D'où venez-vous ?
Où avez-vous pris les ânes ? Vous n'avez pas
de voiture ? Vous êtes venus comme ça
de France ? "
Déléguée aux relations publiques, je me
donne l'impression d'être un disque rayé, et me
contente vite de répondre :
"Scuzai- ?, nu vorbesc românete" " Excusez-moi,
je ne parle pas roumain. "
Ce qui ne décourage pas toujours notre interlocuteur,
qui en répétant sa question d'une voix plus forte,
espère être compris. RETOUR
|
Où il faut se méfier
du mot " imediat "
Comme nous désirons explorer un peu
les alpages, les villageois nous conseillent d'aller rendre visite
à un berger qui garde ses troupeaux non loin de là.
" Après le troisième
pont, prenez un sentier sur la gauche ; nu-e departe, c'est
pas loin, "imediat" " nous avait-on dit.
Le chemin creux très escarpé est resté boueux
des derniers orages. La montée dans ce raidillon est rude
et pénible et nous progressons lentement, constamment
freinés par nos bourricots qui hésitent toujours
devant les flaques d'eau.
Au sortir du chemin ombragé, le grand soleil et la chaleur
nous attaquent de plein fouet, le temps de traverser des prairies
parsemées de meules de foin, sillonnées d'une multitude
de traces qui partent en tous sens. Celle-ci, un peu plus marquée,
serait-elle notre route ? Nous essayons nombre de pistes
qui nous mènent à des culs-de-sac et nous obligent
à rebrousser chemin pour chercher quelque chose qui ressemble
plus au sentier principal. Après les champs de fauche,
l'ascension dans la pente reprend.
" J'en ai marre de marcher ; où elle est
votre bergerie ? " grogne Vincent.
La marche peut être volupté. Admirer la course des
nuages, le frémissement de l'herbe sous le vent, humer
l'odeur des meules de foin doré et la fraîcheur
de la source qui murmure, ce sont là quelques-uns des
extraordinaires privilèges du marcheur ; quelque
chose en lui se met à l'écoute, il devient plus
présent au présent et retrouve sa vraie place
dans l'univers. Mais aujourd'hui, foin de romantisme et de beaux
discours. Le coeur cogne dans la rude montée. Hommes et
bêtes, suant et soufflant, peinent sous le soleil qui brille
au zénith, et maudissent d'un même coup la montée
qui n'en finit pas et les villageois qui nous ont annoncé
la bergerie comme " imediat ". Un court répit
nous est accordé quand nous pénétrons dans
l'ombre bienfaisante d'une forêt de sapins. Mais bientôt
le soleil fait sa réapparition dans une trouée
entre les arbres qui annonce une clairière.
Là, le chemin se fait poussière
et la tentation est trop forte pour Vera. La voilà soudain
qui se couche. Vite, descendre Sarah ! Les ânes aiment
à se rouler sur le dos pour se gratter et c'est ce que
s'apprête à faire Vera, jugeant sans doute qu'après
l'effort qu'elle vient de fournir, elle peut bien s'offrir un
petit plaisir. Mais se rouler quand on est bâté
avec de grosses sacoches, pose quelque problème. Vera
doit le réaliser et s'arrête un court moment dont
nous profitons pour lui enlever très vite son chargement.
Heureusement que nous étions tout proches d'elle. Nous
n'osons imaginer la scène d'horreur : Sarah écrasée
sous le bât. Naturellement, Doina veut imiter sa copine
et se couche également. Juste le temps d'enlever une seule
sacoche, et déjà elle prend plaisir à sa
roulade. Le deuxième sac valse aussitôt. Voilà
bien le débâtage le plus rapide qui soit !
" La bergerie ? imediat,
imediat ! "" nous avait-on dit comme à
l'accoutumée, dans ce pays où l'on use et abuse
de ce vocable qui semble pourtant tellement contraire à
la philosophie nationale. Imediat ? Six heures de marche
plus tard, nous apercevons enfin un troupeau de moutons. RETOUR
|
Au coeur du village
Nous nous arrêtons pendant quelque
temps chez des paysans pour écouter battre le coeur du
village
Dans la famille Faur qui nous héberge
dans son verger, Vincent a trouvé un grand copain, Vasile,
10 ans, avec qui il s'entend à merveille malgré
les conversations limitées qu'ils peuvent avoir. Mais
le jeu est pour les enfants un formidable langage international.
Ici pas de jeu vidéo ou de Lego, mais fabriquer un piège
à poules, voilà qui met l'imagination en ébullition.
Et c'est ce à quoi s'occupent les deux garçons
ce matin. Ayant subtilisé notre bassine à vaisselle
et quelques bouts de ficelle, ils ont installé leur piège
puis se sont cachés derrière les portes de la grange.
Par l'interstice, on aperçoit une main qui tient une ficelle,
prête à tirer dessus quand les volatiles inconscients
se laisseront attirer par les grains de blé disséminés
sous le piège.
Ayant relâché les pauvres poulets terrorisés,
nos chenapans trouvent ensuite bien d'autres occupations. Sauter
depuis le tas de foin, grimper aux arbres, se tailler arcs et
frondes dans des branches, courir après les moutons pour
essayer de faire du rodéo, faire des ricochets dans la
rivière la nature est un terrain de jeu inépuisable,
une école de la vie où nous laissons Vincent vagabonder
en toute liberté.
Notre enfant vit là au paradis des petits garçons,
et sans doute a t-il l'impression de tomber en enfer quand nous
lui rappelons qu'il doit aussi fréquenter l'autre école,
la vraie, en faisant une dictée et en lisant quelques
pages. Ce qui ne se fait pas toujours sans heurts ni pleurs.
Le dimanche après déjeuner,
les villageois se rassemblent dans la grand-rue pour prendre
un peu de repos. Le marché d'Ocna et quelques rares sorties
à Sighet sont les seules occasions de dépasser
les frontières de la vallée. Alors, quand on se
retrouve le dimanche, les conversations portent sur le travail
des champs, comment poussent les pommes de terre et les enfants,
sur le temps et les commérages du village. Car ici, tout
est connu, tout se contrôle, chacun sait qui fait quoi
et pourquoi. Du nouveau à se mettre sous la dent pour
alimenter les conversations de l'après-midi, c'est assez
rare ici pour qu'on en profite. Et en ce moment, la nouveauté,
c'est nous bien sûr ! Pensez, une famille de Français
avec deux petits enfants et des ânes, c'est l'événement
de l'année. Les commentaires vont bon train, et Ildikó,
notre interprète, qui laisse traîner une oreille
attentive, nous rapporte comment nos moindres faits et gestes
sont détaillés.
Les femmes s'installent sur des bancs pour
apprécier la vie de la rue qui est aussi lieu de loisirs
le dimanche, faute de moyens de locomotion pour aller ailleurs.
Les filles vont bras dessus-bras dessous, faisant le va-et-vient
sur la route sous le regard observateur de leurs aînées
qui bâtissent pour elles des projets matrimoniaux. Elles
rient en croisant les groupes de garçons qui leur lancent
plaisanteries et oeillades.
Comme partout dans le monde, ce sont les hommes qui ont abandonné
les premiers la tradition vestimentaire. Les jeunes gens sont
vêtus aujourd'hui de jeans et chemises de fabrication industrielle,
quand ils n'arborent pas un maillot aux couleurs d'une équipe
de foot et des casquettes à la gloire de marques de vêtements
de sport. Les filles, elles, ont abandonné les tabliers
rayés pour inventer une nouvelle mode villageoise avec
leurs jupes et leurs fichus fleuris.
Triste uniformisation des vêtements
et des modes de vie qui fait disparaître sous toutes les
latitudes l'extraordinaire richesse et la diversité des
cultures locales. Quand les métiers à tisser sont
abandonnés, on oublie le sens des motifs qui inscrivaient
au creux des fibres les racines et l'appartenance à une
culture, quand les broderies transmises de mère en fille
racontaient les histoires des hommes et des villages afin que
nul ne les oublie. On troque les vieux costumes, signes d'identification,
pour endosser un banal uniforme, sans âme aucune mais symbole
d'un mode de vie qui fait rêver et que l'on voudrait bien
adopter. Par la télévision, le rouleau compresseur
de la publicité apporte à domicile les valeurs
et les images de la société occidentale qui cherche
à uniformiser la planète toute entière et
bouscule tout ce qui existait auparavant.
Il ne s'agit pas d'enfermer les gens du Maramure? dans une image
folklorique où il serait fort romantique d'aller puiser
l'eau au puits et de laver le linge dans la rivière glacée.
Sans doute avons-nous tendance à idéaliser ces
images de notre passé qui sont le présent d'ici.
Alors que les gens d'ici justement sont avides de ce qu'ils n'ont
pas, et que nous, Occidentaux nantis, possédons et dont
nous cherchons peut-être à nous débarrasser
en venant dans ces contrées où le temps s'est arrêté.
Se barricader dans le passé pour s'opposer à la
modernité serait une défense bien illusoire. Les
techniques et les sciences sont là avec leurs acquis positifs
et il ne s'agit pas de les nier, mais plutôt de les relativiser
et de les réconcilier avec l'homme.
Existe t-il une autre voie, un juste milieu entre une tradition
figée et le modernisme à tous crins ? Comment
intégrer les bienfaits du progrès sans renier son
âme ? C'est un chemin encore à inventer car
personne n'a jusque là trouvé la réponse
à ces questions qui s'adressent autant aux paysans du
Maramure? qu'à nous-mêmes, membres des sociétés
technologiquement développées. Un chemin difficile
car les gens d'ici sont confrontés à la vague déferlante
de la modernité qui ne fera que s'amplifier avec l'entrée
dans l'Union européenne. RETOUR
|
Un pays de collines
Notre route se poursuit de village en village
Pour nous éviter de redescendre tout
en bas sur le chemin, Ion va nous guider vers Poienile par des
raccourcis à travers les collines. Nous continuons à
grimper à travers le damier des prairies et des champs
minutieusement façonnés par les paysans, tapissés
de maïs, d'avoine mûrissante, de betteraves, de choux
et de potirons. Les collines ondulent en amples et profonds mouvements,
dessinant le paysage en lignes courbes. Les prairies où
la faux n'a pas encore fait son oeuvre regorgent de vert, de
fleurs et de lumière et nous nous enfonçons avec
délice dans l'herbe haute, là où nous appelle
un étroit sentier parmi marguerites et bleuets. Le vent
léger fait frémir et chanter le moindre brin d'herbe.
Bientôt le chemin creux disparaît entre les prairies,
traverse un bois, repart à grimper pour nous mener sur
la ligne de crêtes. Dans ces douces et moelleuses montagnes,
point d'aspérité ; tout n'est que rondeur
et harmonie des couleurs et des formes. Quelque chose en nous
se met à l'écoute et vibre à l'unisson de
cette symphonie, pour qu'elle s'inscrive tout au fond de notre
mémoire. Au détour du sentier, la vue plonge soudain
dans la vallée, avec le village de Poienile tapi loin
là-bas, tout au fond. Les mots sont impuissants à
dire la merveille de l'instant, et nous restons là, dans
une contemplation silencieuse, absorbés par ce paysage
qui nous éblouit, pour nous imprégner de la quiétude
du lieu et inscrire en nous ce spectacle de vie et de lumière.
Une vie, non pas comme un fougueux torrent en perpétuel
mouvement, en constante agitation, mais comme un ondoiement,
quand le temps s'écoule simple et tranquille, à
fines gouttelettes, et que l'on se contente du plaisir d'être
là, d'exister. Jouissance sans hâte du temps qui
passe, du silence. Nous sommes ici dans un vieux pays rural,
dans un monde de lenteur où s'égrènent au
fil du temps les saisons, les travaux agricoles et les générations,
dans un cycle toujours renouvelé qui donne de la solidité
aux racines.
Randonner en ces régions, c'est une vraie cure de désintoxication,
loin des sollicitations constantes qui nous agressent et nous
étouffent. Notre esprit devient libre comme l'oiseau et
le vent, quand il se détache pour un temps du bruit et
de l'urgence qui régentent nos vies
Arrivés au village, nous faisons
halte sur un banc près du magasin, pour vider des litres
d'eau fraîche. Aujourd'hui encore, le déjeuner est
passé aux oubliettes, et pour le goûter, nous améliorons
l'ordinaire en tartinant notre pain avec de la confiture, trouvaille
qui a pourtant un goût d'une autre époque dû
à un trop long séjour sur l'étagère
de la boutique. Pas question, pourtant, de la jeter. Parce que
toute nourriture est sacrée et plus il y a rareté,
plus cette sacralisation augmente. Alors, ne faisons pas la fine
bouche, et estimons-nous heureux d'avoir de la confiture aujourd'hui
pour changer du fromage et du saucisson. L'abus de ce dernier
ayant produit quelques ennuis boutonneux chez plusieurs membres
de la famille en principe végétarienne, nous avons
restreint la charcuterie pour nous consacrer principalement à
la dégustation de fromage. Même si celui-ci ne supporte
pas toujours très bien les séjours dans les sacoches
sous 35° à l'ombre et répand alors des odeurs
venues d'ailleurs.
Parfois nos papilles gustatives s'affolent et s'indignent. Refus
d'obéissance ! Personne n'arrive plus à avaler.
Alors de grâce, ne faisons pas les difficiles pour un petit
goût de moisi et d'aigre dans un pot de confitures. Sinon
il ne nous restera plus comme alternative gustative que le sandwich
au pain. Il est vrai que le pain que l'on trouve en Maramure?
est excellent et se conserve parfaitement pendant plusieurs jours.
Heureusement pour nous car le réchaud tout neuf, acheté
spécialement pour cette randonnée, ne fonctionne
déjà plus. Il était pourtant " made
in USA "" et garanti trois ans ! Nous en
sommes donc réduits aux sandwichs trois fois par jour. RETOUR
|
L'hospitalité est ici un miracle
quotidiennement renouvelé
Sous le soleil revenu, nous continuons notre
chemin, longeant les portails et les palissades. D'une cour dissimulée
derrière sa barrière de bois, monte un nuage de
fumée. Quand nous passons devant la porte du jardin, le
propriétaire nous fait signe d'arrêter et sa fille
accourt avec une pleine assiette de beignets chauds et sucrés
qu'elle est en train de faire cuire dans la cour. Vincent réclamait
justement le goûter et son appétit est largement
satisfait car survient encore une autre assiette de ces gâteries
brûlantes et délicieuses, accompagnées d'un
verre de lait.
De ces courtes rencontres sur le bord de la route, émane
toujours beaucoup de sympathie, jamais d'agressivité ou
d'intérêt déguisé. Une hospitalité
spontanée, généreuse, sans arrière-pensée,
qui s'offre tout simplement pour parler le langage du coeur.
Des moments éphémères, mais qui laissent
une profonde impression de connivence, de fraternité qui
vous fait chaud au coeur. " Ce qui m'a le plus impressionné,
c'étaient la bonté et l'hospitalité roumaines,
écrivait le romancier allemand Hans Carossa. Les deux
sont proverbiales. Je ne connais aucun peuple plus hospitalier
que le peuple roumain ". Ayant acquis quelque peu l'usage
du monde au cours de nos voyages à travers le monde, nous
partageons tout à fait l'opinion énoncée
par l'écrivain au début du 20e siècle, et
nous décernerions volontiers la palme d'or de l'hospitalité
au peuple roumain. RETOUR
|
Les ânes chassés du temple
L'équipage repart en traînant
la jambe car la température reste toujours aussi peu raisonnable.
Quelques vieillards assis à l'ombre près d'un portail,
nous regardent passer, incrédules. Le village s'étire
sans fin et nous désespérons d'arriver à
notre but. Enfin, nous apercevons les deux clochers de bois indiquant
le monastère que nous cherchons. Une route goudronnée
bordée de jardinières fleuries y monte et débouche
sur un vaste espace planté de jeunes arbres et parcouru
d'allées où s'épanouissent oeillets d'Inde
et pétunias. La région, plus portée à
l'insouciance qu'à la rigueur, ne nous a guère
habitués à un tel décor de verdure soignée.
Les fins clochers de bois rivalisent en hauteur avec la pointe
des sapins qui s'étagent au flanc de la montagne.
Ayant attaché les ânes à un arbre, nous nous
enquérons auprès d'une religieuse de la possibilité
de les laisser là le temps de la visite du monastère.
Elle nous oriente vers la mère supérieure qui se
trouve dans le bâtiment principal et nous attendons sagement
au bas des marches, le temps qu'elle aille quérir la responsable
du lieu. Soudain, une furie toute vêtue de noir de la tête
aux pieds, descend les escaliers en criant :
" Comment ? Il y a des ânes ici ? Mais
qu'est-ce que c'est que ça ? Allez les mettre chez
des paysans ! "
Ildikó tente de nous présenter mais l'autre n'écoute
pas, toujours vociférant :
" C'est inadmissible de venir ici avec des ânes.
Sortez-les tout de suite. Ils vont tout salir, on a assez de
mal à tenir propre. "
Le temps que la supérieure reprenne sa respiration entre
deux hurlements, notre interprète arrive à glisser
que nous voulons juste visiter le monastère -qui est ouvert
au public, précisons-le-.
" Revenez ici en touristes normaux. Il y a de la place
pour garer des voitures. Mais des ânes ! "
Au comble de l'indignation, elle n'arrive même plus à
reprendre souffle, tellement outragée que quelqu'un ait
pu se permette une telle ignominie.
Je glisse à Ildikó :
" Dis-lui que Jésus voyageait avec un âne. "
Mais cela ne calme guère la tornade, alors que nous ne
comprenons toujours pas quelle mouche l'a piquée et quel
crime nos douces Vera et Doina ont commis en entrant ici.
" Laissez Jésus tranquille. Sortez les ânes
d'ici " crie la religieuse hystérique qui tourne
les talons et remonte les escaliers quatre à quatre, s'engouffrant
dans la maison dans une envolée de robe noire.
Abasourdis par tant de fureur, nous revenons auprès de
nos ânes, objet bien involontaire de tout ce remue-ménage.
Un ouvrier qui travaillait près de là aux plantations,
vient nous dire, en jetant des regards apeurés vers la
maison, de sortir rapidement " sinon, la Mère
va se fâcher. " Nous prenons cependant le temps
de marquer un tel accueil sur la pellicule en faisant poser Vera
et Doina devant l'entrée. RETOUR
|
Magie d'un feu de camp
Nous restons encore une nuit pour jouir
à nous tout seuls du paysage grandiose, de la solitude
et du ciel étoilé. Ramasser du petit bois, le mettre
en place en une savante pyramide aérée : la
préparation du feu est une leçon de patience pour
Vincent qui débordant d'énergie, agit habituellement
avec fébrilité. Ce soir, le dîner sera fait
de tartines grillées et de fromage. Bientôt de hautes
flammes montent vers le ciel dans la nuit sombre et nous mesurons
le bonheur d'être là, en famille, dans ce lieu magique
des Carpates, aux marches de la Moldavie et de l'Ukraine. A eux
seuls, ces noms-là évoquent tant de mystère,
tant d'histoires et de légendes, qu'ils nous font entrer
dans la magie du lieu.
Après quelques chansons sans lesquelles il ne saurait
y avoir de feu de camp digne de ce nom, les enfants réclament
des histoires et j'épuise tout mon répertoire de
contes sur les loups. Le lieu est on ne peut plus propice. Tout
autour de nous, il n'y a âme qui vive si ce n'est
sans doute quelque berger ayant son chien pour seul compagnon,
et le silence n'est habité que par le crépitement
du feu et le vent léger caressant l'océan des sapins.
Puis nous ne disons plus rien, nous laissant pénétrer
par la beauté de cette nuit d'été et nous
sentant infiniment petits dans ce fabuleux décor de ciel
et de montagnes. Perdus dans la contemplation du feu, nous nous
tenons blottis les uns contre les autres, et le seul fait d'être
là, tous les quatre, à vivre intensément
ce moment simple, nous rend immensément heureux. RETOUR
|
En guise de conclusion
Ainsi va la vie au Maramure?, chantant le
passage des saisons, vivant de rites et de mythes. Mais l'heure
tourne
Chaque voyage là-bas nous réserve
un enchantement renouvelé, fascinés que nous sommes
par la vigueur et la beauté d'une culture traditionnelle
toujours vivante, éblouis par la chaleur de l'accueil.
Nous en revenons avec des souvenirs précis de paysages,
d'intérieurs colorés, de portails sculptés,
mais aussi et surtout des sensations, des émotions, glanées
dans ces villages hors du temps, dans ces fêtes où
la communauté exprime toute sa solidarité, toutes
ces relations qui depuis des générations les lient
entre eux, les lient à ces montagnes, à ces vallées.
Avec ces hommes et ces femmes, nous avons partagé le plaisir
des jours, les doutes et les incertitudes de l'avenir.
Des impressions, des coups de coeur, des
chahuts de mémoire et d'émotion Il est des choses
difficiles à exprimer avec des mots. Le flamboiement d'émotions
vécues au contact des gens du Maramures est de celles-là.
Au-delà des paroles échangées, des repas
partagés, du bien-être spontané, il y a l'inexprimable
qui relève du langage du coeur. L'accueil, écrivait
Jules Verne, est un moment fort du voyage, un instant où
le moi du visiteur et le "eux" des hôtes devient
un nous qui, même s'il est éphémère,
préfigure ce que le voyageur cherche au bout de la route :
le nous, l'universel de la condition humaine.
Sans doute est-ce cela notre quête
de voyageurs, l'essence même de nos années d'errance
et qui se trouve, encore une fois, réalisée au
Maramure ? RETOUR
|
|